quinta-feira, 21 de setembro de 2006

PEUR ET COMMERCE

PAR PASCAL BONITZER

II n'y a peut-être que deux sortes de cinéma, celui qui poisse et celui qui ne poisse pas. Le cinéma de Godard ne poisse pas, ne colle pas. II faudrait étudier les plans de ciel dans les films de Godard. lnvinciblement la caméra revient vers le ciel, le bleu du ciel, comme vers un élément naturel. Dans Sauve qui peut (la vie) elle en part, décrit une courbe légère avant d'atterrir en douceur. Le ciel est vide, à peine rayé de fins stratus, il est l' élément premier, la page d ' écriture, la légèreté et la liberté. Le bleu et le vide. Godard n'aime pas plus les ciels chargés que les scénarios écrits, les atmosphères travaillées. Ce n'est pas de la caméra-stylo, mais de la caméra-pinceau. Pas de récit, des gestes, des mouvements, au sens musical du mot aussi bien. Quatre mouvements : 1) la vie, 2) la peur, 3) le commerce, 4) la musique. Chacun de ces éléments décrit un ensemble, un entrelacs de mouvements. Le film est fait de fuites, de déplacements et de stases, d'arrêts et de redéparts. Les personnages ne cessent de bouger, de transhumer, toujours entre deux trains, deux lieux, deux corps, deux projets. De même l'image s'arrête, ne s'arrête pas vraiment, va s'arrêter, repart. Le sujet du film, c'est le mouvement, les mouvements.

C'est pourquoi les émotions sont mises au deuxième plan, et comme interdites par le film. lnterdites, pas absentes : loin de là. Une violence extrême de sentiments passe dans Sauve qui peut. La brutalité, la mechanceté, la cruauté, voire des formes élaborées de sadisme y règnent. Nathalie Baye frappe Jacques Dutronc (dit Paul Godard) et inversement. Dutronc-Godard jette ses cadeaux, des tee-shirts de couleur, au visage de sa fille, l'un après l'autre. lsabelle Huppert se fait déculotter et fesser par des macs, pour avoir tenté de déjouer leur racket. Mais Godard préfère montrer des mouvements qu'exprimer des émotions. Le mouvement précède et dépasse l'émotion. Ainsi Dutronc-Godard se jette-t-il, en ce ralenti saccadé - mouvement criblé de micro-arrêts sur image - qui fait désormais signature, sur Nathalie Baye, à travers la table de leur cuisine. II explique ensuite : « On ne peut se toucher qu'en se tapant dessus ». L 'élan, en l'occurrence l'élan amoureux, est donc figure littéralement par un geste, un mouvement, une action. Le sentiment ne s'exprime pas, il s'agit. Que le résultat soit catastrophique ou équivoque, c'est une autre question, ou plutôt, c'est une autre face de la question. Qui choisit le mouvement, en effet, est forcément dans l'équivoque.

Horreur de la fixation, de la fixation émotionnelle ou sentimentale comme la fixation territoriale : de ce point de vue, Godard est l'anti-Pialat. Sur le quai de la gare de Nyon, deux motards demandent inlassablement à une fille de « choisir ». lnlassablement, elle refuse de choisir (choisir quoi ? on ne sait : sans doute entre les deux motards, mais ce peut être autre chose). Elle est frappée. Les coups font voler sa tête de droite et de gauche, ce qui permet encore ces saccades, micro-arrêts qui mettent le mouvement cinématographique comme à distance de lui-même. Elle a du sang sur la bouche, mais obstinément, farouchement elle répète qu'elle ne veut pas choisir . Le deuxième mouvement du film, « la peur », c'est peut-être la peur de choisir. De même Godard-Dutronc ne veut-il pas choisir entre1 'hôtel où il a ses quartiers (hotel de luxe, lieu de passages par excellence) et la maison où il pourrait habiter avec Nathalie Baye. Elle non plus ne veut pas choisir. A lsabelle qui lui demande si ça lui fait de la peine que Paul décide de rester six mois de plus dans son quatre étoiles, elle dit que oui, mais ajoute que ça la ferait sans doute chier qu'il vienne habiter avec elle. Elle et lsabelle sont également en mouvement, elle sur sa bicyclette, dans la montagne, lsabelle en marche, de passe en passe, dans la rue, dans les couloirs d 'hôtels, entre Genève et Nyon.

Tous ces mouvements sont linéaires, en va-et-vient, en navette, entre deux morts. Le refus de choisir suppose un tel mouvement. II en exclut simultanément un autre, le mouvement de retour . II n'y a que du présent, pas de passé, pas d'avenir. Dutronc-Godard, renversé par une voiture, sans doute agonisant, prononce ces mots, étendu sur le bitume, la face tournée vers le ciel : « Je ne suis pas en train de mourir puisque je ne vois pas ma vie défiler devant mes yeux ». Rien ne revient. II n 'y a donc aucune forme de salut, ni de paix. La mort est mate, ne conclut rien, n'arrête rien : pas plus la voiture qui tue que l'ex-femme, que la fille de l'accidenté. Elles passent le long d'un orchestre posté dans la rue et s'éloignent. La musique ne s'arrête pas. Aucune pitié, aucun amour, aucun regret, n'arrêteront une seconde le mouvement du monde sur ce mort : voila la seule certitude.

II n 'y a, en effet, aucune communauté, aucune communication diffuse, indifférente, familière, dans ce film ou les êtres, pour se toucher, doivent se jeter durement les uns contre les autres. Il n'y a que des solitudes, des atomes, des monades, qui se croisent et parfois s'entrechoquent dans la nuit. Le troisième mouvement du film, « Le Commerce », rend compte de cette loi. Le terme de commerce signifie à la fois les affaires et la fréquentation, éventuellement charnelle. La prostitution conjoint les deux et en donne du même coup la vérité. Les êtres ne bougent et ne se rencontrent qu'au gré de la circulation de l'argent. Radicalement seuls, monadiques, ils ne sont pas libres pour autant. Personne ne l'est, sentencie le mac punisseur et pédagogue pour l'édification d'lsabelle, et il le lui fait répéter, en énumérant comiquement une série indéfinie de professions. La prostitution met le lien social, mais aussi le lien sexuel, à nu. « Ne te fatigue pas » dit Dutronc-Godard à lsabelle qui feint professionnellement d ' éprouver du plaisir .

C'est pourquoi ce film ou les réalités sexuelles jouent un si grand rôle est si radicalement non-érotique. II ne laisse aucune place au moindre trouble, au moindre tremble du trait. «Ne te fatigue pas » : surtout pas d'illusion, pas de mirage, pas de rêve. « Petit fripon, dit un personnage de Sade, il faut que je me venge de l'illusion que tu me fais ». Godard est plus radical que Sade, ses personnages ne se font aucune illusion. lIs ne se « vengent » pas. L 'absurdité comique et vaguement macabre de leurs fantaisies sexuelles est sans justification ni dénégation. « Nous vivons une grande époque historique ou l'acte sexuel se transforme definitivement en gestes ridicules », dit un personnage de Kundera. Les personnages de Godard vont au bout de ce ridicule, avec une froide détermination. On rit à la grande séquence de la partie carrée, mais quelque chose glace le rire, on rit d'un rire gelé, le ridicule est absorbé par l'étrange, par un comique supérieur. Roland Amstutz, d'abord odieux, brutal, fascisant, prend peu à peu une bizarre grandeur, jusqu ' à ce spendide gros plan qui révèle à lsabelle, selon ce qu ' elle dit en voix off, sur « cette face d'ivoire », le sombre orgueil, la terreur abjecte, et l'enfer d'un désespoir sans limite (sans doute une citation du même Kundera, mais je n'ai pas retrouvé la source).

Si cette séquence de partie carrée constitue le morceau de bravoure du film, elle en est aussi le coeur. Tous les mouvements que décrit Sauve qui peut semblent se résumer, ou trouver leur point d'équilibre, dans la machine sadienne de mouvement perpétuel inventée par le PDG au rouge à lèvres. II s'agit d'une transposition de la machine cinématographique et le personnage s'exprime comme un metteur en scène «bon pour l'image, voyons le son... »). Le sombre orgueil, la terreur abjecte et le désespoir sont ceux du maître, mais aussi bien de l'artiste que du maître politique ou économique. Ce visage bouffi, empreint de fatigue et d'abjection, est le visage emblématique du maître moderne, du patron. On pense un peu à un film de Mizoguchi dans cette séquence, à l'homme d'affaires suant de Cion Bayashi, à qui la délicieuse Ayako Wakao tranche la langue. Mais ici pas besoin de castration, elle est déjà sur lui et depuis longtemps. Cette « face d'ivoire » est une tête de mort.

La machine de mouvement perpétuel, image et son, que le personnage invente, est à la fois mise en scène (et montage) cinématographique, et machine capitaliste. Godard est sensible, on le sait, à la notion de chaîne, à la multiplicité des usages du mot chaîne, qui désigne en premier lieu la condition fondamentale énoncée par le mac fesseur d'lsabelle - « personne n'est libre » -, puis toutes les formes possibles de cette condition: la structure du travail (à la chaîne), celle du capital (chaîne de magasins, etc.), mais aussi bien la génétique (chaîne ADN), la biochimie, etc., enfin la forme générale de cette non-liberté de principe : le caractère segmentaire et en droit indéfini de la série et la contiguïté de ses membres.

Personne n'est libre mais on peut agencer différemment les éléments, deux à deux, entre eux. Ainsi lsabelle, attendant dans un couloir d'hôtel pour une passe, rencontre-t-elle une improbable camarade d'école primaire, Marie-Luce. « Je connais des gens qui cherchent des gens », lui dit celle-ci, et lsabelle : « Oui, ça m'intéresse ». La scène n'est pas seulement d'un humour savoureux, elle possède un caractère inquiétant, angoissant, qui est le fond de l'art godardien. Plus tard lsabelle rencontrera « les gens » en question, un type dans une salle de montage, comme par hasard. La combine proposée restera obscure, on pourra imaginer n'importe quel trafic (lsabelle est censée toucher cinq mille dollars pour ne « rien» faire, comme si elle était déstinée à incarner quelque Kaplan dans des hôtels de New York), l'essentiel est la notion de montage, d'agencement, à la limite sans aucun sens.

Par ce film Godard est et reste le cinéaste le plus résolument moderne. Personne ne peut comme lui rendre compte de la terreur des grandes métropoles modernes. Si le sujet de Sauve qui peut est le mouvement, son objet est cette terreur anonyme, multiforme, sans visage. Le mac punisseur n'a pas de visage. Le visage du PDG au rouge à levres est celui d'une terreur abjecte. La terreur n'a pas de visage, el!e ne vient d'aucun pouvoir défini. Le terrorisme moderne est sans visage parce que, à la limite, sans cause. Même si le film ne parle pas du terrorisme, il se situe à ce niveau de violence sans cause. C'est peut-être ce que signifie, entre autres, le titre du film, peu explicite (moins explicite que l'ironie de Tout va bien, par exemple, à laquelle il semble répondre du tac au tac - après l'époque de « tout va bien », celle de « sauve qui peut »). Sauve qui peut évoque la fuite et la peur. Mais aussi, peut-être, une sorte de programme politique à 1' usage d'aujourd'hui : après la confiance envers les micro-collectifs de la génération de 68, la postulation d'une individuation (pour utiliser ce terme deleuzo-guattarien) et d'un éparpillement généralisés. La vie, la sauve qui peut, là où il se trouve être. Peu d'oeuvres aujourd'hui sont aussi désespérées et peu ont à ce point tenté de définir (à bon entendeur) quelle forme de salut était encore possible. On ne saurait aller plus loin. P.B.

Cahiers du Cinéma n° 316, 1980

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